Mon fil conducteur

 

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Source : Pixabay

 

Mon sourire est un peu trop figé, la voix de ma fille un peu trop haut perchée. Cela me rappelle le jour où je l’ai laissée à l’école pour la première fois, sauf que les rôles sont inversés. C’est elle qui me dit «Tu vas être bien là », comme je l’ai fait il y a près de soixante ans maintenant. C’est moi qui hoche la tête en tentant de prendre un air convaincu, comme elle l’a fait à l’époque. C’est l’heure, elle va devoir partir maintenant. Elle m’embrasse, passe la porte et me fait un maladroit coucou avant de partir vite sans se retourner. Dans la grande salle commune de la maison de retraite, tous les visiteurs partent les uns après les autres. Je regarde les autres vieux comme moi, ils n’ont pas l’air malheureux de se retrouver juste entre eux entre ces murs d’un blanc douteux. Je dirais même qu’ils sont soulagés que leurs visiteurs aux mines contrites retournent vaquer à leurs occupations et les laissent retourner aux leurs. Mais quelles peuvent donc bien être les occupations ici ? Je sens l’ambiance changer dans la salle, je ne saurais dire quoi exactement, mais les autres résidents ont l’air de se tenir prêts à quelque chose ? Mais quoi ? Le repas ? A 17 h ? Le dernier visiteur est désormais parti et je sens comme une vague agitation dans la salle. Certains me jettent un coup d’œil, semblant repérer qu’ils comptent un membre de plus.

Une sonnerie retentit, et là, c’est l’effervescence. Dans un véritable brouhaha de déambulateurs claquant sur le sol et de chaussons couinant contre le lino, je les vois tous se mettre en ligne prestement devant une petite femme toute ridée et ratatinée, qui m’a tout l’air d’être la doyenne.
— Jacqueline, le tissu; Édouard, le fer à repasser; Henri, les ciseaux; Simone, les aiguilles…
Son autorité semble inversement proportionnelle à son allure car chacun lui répond « Oui Ariane » et s’exécute aussitôt en allant chercher ce qui lui est demandé. S’agirait-il d’un atelier couture? Une femme portant une blouse violette à fleurs, Jacqueline probablement, revient avec un rouleau de tissu blanc d’une vingtaine de centimètres très épais et déroule ensuite la bande sur plusieurs mètres. La doyenne a cessé de parler et regarde désormais chacun s’affairer. Une fois tout le monde réuni autour de la bande de tissu, elle lève sa canne en ma direction :
— Vous !
Encore peu habituée à l’idée que ce monde est désormais le mien, je me tourne pour voir si elle ne s’adresserait pas à quelqu’un derrière moi, mais je dois me rendre à l’évidence, c’est à moi qu’elle parle. Je lui lance un regard interrogateur.
— Oui, vous ! Amandine, c’est ça ?
Je bafouille un oui, surprise qu’elle connaisse mon prénom.
— Venez prendre votre fil, dit-elle en me tendant une bobine de fil blanc.
— Mon fil ?
Sous les regards encourageants de tous les autres présents dans la salle, je m’approche d’elle et saisit le fil. Entre mes mains, il se met à scintiller de mille feux. Je n’arrive pas à lever les yeux de ce fil extraordinaire.
— Le fil de votre vie, dit la doyenne Ariane d’une voix douce.
Je lève les yeux, étonnée, tous les résidents se tiennent désormais devant moi aux côtés de la doyenne.
— Ça fait toujours bizarre la première fois qu’on tient son fil, déclare une femme joviale toute en rondeur.
— Mon fil…
— Oui, votre fil, ma petite, confirme la doyenne en posant doucement la main sur mon épaule comme pour m’adouber.
Après une courte pause, elle reprend :
— Vous n’êtes pas sans savoir que nous vivons ici nos derniers moments. Ce que nous souhaitons, c’est partir serein, pour ça, il nous faut avoir bel et bien achevé l’œuvre de notre vie. Expliquez-lui.
—Vous allez projeter vos souvenirs sur le tissu, ce sera la base, indique la supposée Jacqueline.
Je me penche pour tâter l’étoffe; elle prend les couleurs de l’arc-en-ciel au passage de mes doigts et semble légèrement onduler sous l’effet de mon regard ébahi.
—Vous allez repasser au fer les souvenirs que vous souhaitez conserver pour les thermocoller, déclare le vieil homme dégingandé chargé du fer à repasser.
En faisant claquer les lames d’une paire de ciseaux, un autre ajoute :
— Un souvenir embarrassant ou trop douloureux, il suffit de le découper.
— Grâce aux aiguilles, si vous avez eu le cœur brisé, vous pourrez le réparer. Et surtout vous pourrez vous raccommoder avec les personnes que vous aimez mais avec lesquelles vous vous êtes brouillée, m’explique une autre femme dont l’air pincé et le maquillage marqué font ressortir les rides.
La doyenne Ariane reprend la parole :
— Vous aurez à votre disposition tout un tas d’autres articles de mercerie pour vous aider à parfaire l’œuvre de votre vie. Cela vous prendra peut-être quelques heures, peut-être des dizaines d’années. Lorsque vous aurez terminé, vous vous servirez de votre fil pour la coudre et la rendre définitive. Vous pourrez alors l’admirer autant que vous voudrez et, quand vous serez prête, vous couperez le fil et vous partirez. Si vous avez des questions, vous pouvez vous adresser à moi ou aux autres résidents. Que chacun retourne à son œuvre maintenant ! ordonne-t-elle, clôturant ainsi la discussion.

Je regarde le fil scintiller entre mes doigts et je me mets à penser à mes jeunes années. En arrière-plan, je les vois prendre vie sur le tissu qui se colore…

Voici ma participation à l’Agenda ironique de mars 2018 organisé chez Jobougon.

La consigne était la suivante :
Vous allez rentrer en maison de retraite. En entrant dans cette maison de retraite, alors que tout semblait normal vu de l’extérieur, vous allez découvrir que rien n’est comme vous l’auriez supposé. Les pensionnaires, les locaux, le personnel soignant… Tout est devenu étrange, surréaliste et décalé depuis que vous vivez à l’intérieur. Et vous allez vivre des situations complètement « d’un autre monde ».

23 commentaires

  1. Un fil conducteur conduit effectivement à une destination, et ici c’est la mort, mais que c’est bien trouvé !
    Je suis entièrement d’accord pour confirmer que ce fil est brillant, et mérite d’être utilisé avec grand soin.
    Merci pour ce bel ouvrage.

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      1. Mais quel résultat ! On peut tout faire en écriture, se planter, recommencer, faire du brouillon, raturer, refaire, imaginer, reprendre des idées, mais quand on arrive à se faire plaisir en se dépassant, alors qu’est-ce que c’est bon.
        Des bises, Estelle, et bravo d’avoir dépassé.

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      1. Oui, absolument … et cela permet de « creuser » certaines « terres » de notre imagination et parfois il y a des pépites et votre texte présentement en est une 🙂

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