Un livre pour s’endormir – Quatrième et dernière partie

 

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Source : Pixabay

 

Première partie, deuxième partie, troisième partie

Dans le noir de la nuit, une marée de minuscules lettres grises monte peu à peu jusqu’à atteindre le cadre du lit et à s’insinuer dans les moindres plis de la couette fleurie. Paniquée, Lucie se met debout sur le matelas et commence à crier lorsqu’une vague de lettres d’imprimerie se formant au loin menace de la submerger. Un grand livre vient soudain éclairer le ciel qui vire à l’azur, ses rayons éclatants apaisent et colorent instantanément les lettres. Celles-ci semblent pousser d’un coup comme les plantes au printemps. Ce sont alors de grandes lettres aux couleurs vives et enfantines qui se rangent les unes derrière les autres en une longue procession se dirigeant vers le livre.

Sur la couverture figure une vieille dame tenant une baguette semblable à celle d’un chef d’orchestre. Elle semble diriger les lettres qui s’attachent dans un ordre bien précis pour former des mots. Au fur et à mesure, les mots qui s’écrivent s’empilent verticalement et façonnent ainsi un escalier courbé permettant d’accéder au livre brillant au zénith. Une fois l’escalier bâti, la vieille femme qui se révèle être la grand-mère de Lucie appelle cette dernière à la rejoindre tout là-haut. Lucie est désormais attirée par ces lettres arc-en-ciel qui lui montrent le chemin pour s’élever dans les airs, au-dessus de tout. Elle pose le pied sur le premier mot avec circonspection et est surprise de voir le mot se mettre à scintiller et à parler pour se lire. En gravissant les suivants, elle se rend compte que les mots s’unissent pour fredonner ensemble une phrase aux allures de chansonnette qui l’incite à continuer. Elle monte de plus en plus rapidement ces mots dont le chant s’intensifie, ponctuant les phrases de ses éclats de rire et s’arrêtant à peine aux paliers qui délimitent les paragraphes. Elle est transportée par le roman écrit qui se raconte, si bien qu’elle ne touche plus terre et ne sait plus si c’est elle qui donne le rythme ou bien si ce sont les chapitres qui défilent. Les marches sont innombrables, certains mots reviennent souvent, elle en vient à les connaître par cœur et même à les reconnaître de loin. Puis ce sont des phrases tout entières qui deviennent refrains et qu’elle intègre sans même s’en rendre compte. Elle s’envole dans un monde parallèle, tenant à la main une clé qu’elle n’a pas vu apparaître.

En haut, rayonnante, sa grand-mère quitte la couverture du livre et se baisse pour serrer sa petite-fille dans ses bras. Elle saisit sa main et lève les yeux vers le vieux dictionnaire. Ce dernier s’ouvre lentement pour laisser entrer tous les mots qui viennent s’imprimer sur ses pages. À leur côté, des définitions s’écrivent et des illustrations se mettent en page. La vieille dame murmure à l’oreille de Lucie :
— C’est en ouvrant ce livre que tout commença…
Puis, en désignant d’une geste large du bras le paysage qui se déroule sans fin sous leur nuage, elle se contente de dire :
— L’aventure de la lecture t’attend…

Entre les collines verdoyantes, Lucie découvre des histoires qui prennent vie sous ses yeux dès qu’elle se penche dessus. Certaines la font sourire et rire, d’autres blêmir et frémir. Elle ne sait plus où donner de la tête tellement il y en a. Elle aimerait toutes les découvrir. Un conte où évoluent des fées et des lutins attire son attention, elle est tentée d’y sauter à pieds joints mais elle sait que, pour le faire, elle est obligée de lâcher la main de sa grand-mère qui partira. Ses doigts aux rondeurs de l’enfance agrippent les doigts noueux et fripés par le temps, mais la main qu’elle serre perd déjà de sa consistance. Une voix lointaine lui dit « Je serai toujours en toi ». La main de Lucie ne serre plus que le vide.

Lucie ferme les yeux pour regarder en elle. Sous ses paupières, toutes les images de grand-mère dont elle parvient à se souvenir du haut de ses cinq ans défilent. Lucie se concentre pour que ces images lui parlent, dans le coquillage de son oreille s’enroulent alors les notes que chantait sa grand-mère pour contrebalancer les bémols de sa vie d’enfant, son rire si franc qui la faisait parfois sursauter, et puis sa voix tellement feutrée lorsqu’elle lui racontait des histoires d’un autre temps. Lucie s’enferme davantage dans sa bulle pour faire revivre ses souvenirs. La saveur sucrée des pommes caramélisées du dimanche éclate de nouveau sur ses papilles. Les fragrances de rose qui s’insinuent dans ses narines à chaque inspiration s’accompagnent désormais de baisers mouillés qui s’échouent sur ses joues pour éponger ses larmes. Et surtout, il y a cette chaleur qui se diffuse partout dans son corps à partir de son cœur.

Lorsque Lucie s’éveille, elle cherche son doudou auprès d’elle. Il n’est pas là et son oreiller est humide. Ses mains rencontrent le dictionnaire sous son oreiller. Elle le prend et l’étreint sur sa poitrine, tout près de son cœur dans lequel un trou béant s’est creusé cette nuit. Ses parents l’ont entendue bouger dans sa chambre et pénètrent dans la pièce, l’air grave. Elle ne leur laisse même pas le temps de lui dire bonjour :
— Je veux apprendre à lire. Je veux pouvoir lire les définitions dans ce livre pour tout comprendre.
— D’accord ma chérie, mais d’abord, nous avons quelque chose à te dire.
— Je sais.

13 commentaires

      1. Ah oui! Ça m’a tout de suite rappele un texte  » doudou » Que l’on partageait avec mes enfants , dans les lectures du soir, d’où mon commentaire … une histoire de petit lapin qui a un mot d’amour pour ses proches… au fond de lui, et qui grandit , grandit de sensation en mot qui explose de tendresse et d’amour … ainsi va le poétique , peut-être 😊

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  1. C’est une bonne idée d’avoir mélangé ainsi rêve et réalité, cela donne encore plus de force au récit et à la découverte des mots.
    Merci Estelle pour cette charmante histoire.

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